Pour « désmicardiser » la France, faut-il augmenter la TVA ?

Bruno Le Maire propose de transférer des cotisations vers la TVA pour augmenter le salaire net des Français. Au risque de pénaliser les plus pauvres et fiscaliser davantage le financement de la protection sociale.

Face à l’Assemblée, fin janvier, Gabriel Attal, tout juste nommé à Matignon, le répète plusieurs fois lors de son discours de politique générale :

« Nous avons une part de nos travailleurs proches du Smic beaucoup plus importante que nos voisins. Il faut “désmicardiser” la France. »

Pour le Premier ministre, pas question de chômer : il veut réformer le système dès le prochain projet de loi de finances. Un Haut conseil des rémunérations, de l’emploi et de la productivité a été lancé fin mars pour trouver des solutions, regroupant partenaires sociaux, représentants d’administrations et experts.

En parallèle, le gouvernement a demandé aux économistes Antoine Bozio et Etienne Wasmer de plancher sur les effets croisés entre rémunération, exonération de cotisations et prime d’activité.

Mais désireux, lui aussi, de participer au débat, Bruno Le Maire soumet à son tour des pistes dans l’ouvrage qu’il vient de publier. L’une d’entre elles consisterait à « transférer cinq points de cotisations ou de contributions acquittées par les salariés, soit près de 60 milliards d’euros » sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

Ce mécanisme, que l’on nomme « TVA sociale », n’est en fait pas totalement nouveau.

« On trouve ce principe dès les années 1980, explique Clément Carbonnier, économiste et professeur à l’université Paris-8. Il repose sur l’idée que le problème c’est le coût du travail et qu’il faudrait donc le baisser » pour créer des emplois ou augmenter les salaires.

C’est en vertu de cette hypothèse que, depuis quarante ans, la France a fait le choix des baisses de cotisations sur les bas salaires. Et ce, « pour alléger le coût du travail non qualifié, car le postulat est que c’est surtout là qu’on a un problème de chômage », complète l’économiste Jacques Le Cacheux.

Toujours moins de cotisations pour financer la protection sociale

Structure des recettes des administrations de Sécurité sociale (ASSO) de 1981 à 2020, en %

« Diminuer les cotisations sociales, c’est diminuer le salaire total versé aux travailleurs et travailleuses. [...] Ces cotisations permettent d’accéder à une assurance sociale bien moins chère que les assurances privées. »

Derrière la proposition de Bruno Le Maire se trouve l’épineuse question du financement de la Sécurité sociale. Si la part de la TVA est minoritaire, elle a plus que triplé depuis 2017. Du fait des exonérations et autres allégements de cotisations, la part représentée par les taxes et les impôts dans le financement de la protection sociale est passée de moins de 5 % en 1990, à près de 40 % en 2021. La part des ménages dans le financement y est devenue majoritaire.

La part de la TVA dans la protection sociale augmente rapidement

Evolution des impôts et taxes affectés à la protection sociale entre 2017 et 2021 (en %)

En 2021, la TVA représentait 21 % des impôts et taxes affectés à la protection sociale.

« On voit bien que la tendance en France est à la fiscalisation du système de protection sociale depuis les années 1990 », confirme Elvire Guillaud, économiste et chercheuse à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

L’une des illustrations de cette tendance date de 2012. Nicolas Sarkozy fait alors voter l’augmentation de deux points de TVA, contre une baisse des cotisations patronales… Une idée de « taxe sociale » qui a sans doute inspiré Bruno Le Maire.

« Sauf qu’à son arrivée à l’Elysée François Hollande l’annule, reprend Clément Carbonnier. Il crée toutefois le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Dispositif qui porte un nom différent, mais dont l’esprit est assez proche de la TVA sociale de Sarkozy. »

La TVA, un outil anti-redistributif

Qu’importe le nom que cela porte, le nœud du problème est que les allégements de cotisations « n’ont pas entraîné de création d’emploi, ou alors très peu », souligne Clément Carbonnier. En témoignent les études qui ont évalué le CICE.

Quant aux hausses de salaires, les seules incidences ont concerné les salaires des cadres et professions intermédiaires, note l’économiste. C’est-à-dire les profils « qui ont un pouvoir de négociation plus important et qui peuvent ainsi récupérer une part de l’allégement. Mais on est assez loin des gens payés au Smic ». Dommage, si l’objectif du gouvernement est de « désmicardiser »…

Ecueil supplémentaire de la proposition de Bruno Le Maire et non des moindres : elle pourrait pénaliser les plus précaires. Transférer des cotisations vers la TVA déclencherait en effet une augmentation des prix.

Or, cette nouvelle inflation ne toucherait pas uniquement les salariés, comme c’est le cas pour les cotisations sociales. Elle concernerait l’ensemble de la population, y compris les bénéficiaires de revenus de remplacement, c’est-à-dire les franges les plus pauvres de la population, et les retraités.

Par nature, « la TVA est un impôt injuste et anti-redistributif, rappelle Elvire Guillaud. Les plus pauvres consacrent un pourcentage plus important de leurs revenus pour consommer des biens taxés au même taux que pour les plus riches. Quant à ces derniers, ils n’y consacrent qu’une partie de leurs revenus et épargnent le reste ».

La TVA, une taxe injuste

Part (en %) des taxes à la consommation (TVA) dans le revenu disponible des ménages (en centiles)

« A court terme, une hausse de la TVA creuserait les inégalités », poursuit l’économiste.

A moyen terme, du fait de l’indexation des prestations sociales sur l’inflation, l’effet de la hausse de la TVA sur le pouvoir d’achat des bénéficiaires pourrait être en partie compensé néanmoins. C’est ce que montrent les travaux sur les mécanismes compensateurs, menés par Mathias André, économiste à l’Insee.

« Mais au total, rappelle-t-il, malgré la prise en compte des effets de compensation, la TVA reste bien un prélèvement qui est légèrement inégalitaire. »

Une arme de compétitivité ? Pas vraiment

Pour défendre sa proposition, le ministre de l’Economie voit un autre « avantage » au fait de basculer les cotisations vers la consommation : « La taxe sociale favoriserait la production en France en pénalisant les importations. »

Comme la TVA frappe les importations et non les exportations, la TVA sociale permettrait une baisse de cotisations sociales pour les entreprises produisant dans l’Hexagone et une hausse de TVA pour toutes les entreprises vendant en France. Ce qui procure un avantage compétitif au made in France.

Le mécanisme de « dévaluation » ne date pas d’hier, là non plus, puisqu’il a connu son heure de gloire en Europe après la crise des subprimes de 2008-2009, la zone monétaire commune n’autorisant pas de dévaluation. A l’époque, beaucoup de pays européens avaient cherché à baisser leur coût du travail.

Les effets d’une telle politique en France sont toutefois incertains, si l’on en juge les études et travaux menés à ce sujet.

« Pour un petit pays très ouvert comme le Danemark, c’est très efficace, commente ainsi Jacques Le Cacheux. La plupart des produits consommés dans le pays sont importés. Pour la France, en revanche, qui affiche une part des importations dans la consommation intérieure moins importante, l’efficacité de cette stratégie est moins claire. »

Clément Carbonnier émet également des doutes dans ses travaux :

« L’effet, équivalent à celui d’une dévaluation compétitive de faible envergure, serait globalement bénéfique pour la production nationale, mais il serait limité et hétérogène, juge-t-il. Quant à l’impact redistributif de la hausse des prix des produits importés, probablement non négligeable, il est difficile à estimer puisqu’il dépend des consommations individuelles. »

Même la Cour des comptes est dubitative. Dans un rapport publié en décembre 2022, elle y indique « qu’augmenter la TVA, afin de baisser les prélèvements pesant sur le travail, n’apparaît pas opportun dans le contexte actuel français, la France souffrant davantage de difficultés de compétitivité hors coût ».

Qu’il s’agisse de compétitivité, d’inégalités ou de financement de la Sécu, la TVA sociale proposée par Bruno Le Maire est donc loin d’être convaincante…

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/desmicardiser-france-faut-augmenter-tva-sociale/00110305



16/04/2024
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